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Gouverner à distance l’Empire espagnol

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CC Wikimedia Commons

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La carte est-elle le territoire ? Question triviale, mais ô combien importante pour la Monarchie hispanique. Au XVIIe siècle, les savoirs impériaux sont d’abord liés à la conquête : cartes marines, descriptions historiques, géographiques et stratégiques, mais aussi apologie et justification de l’entreprise conquérante. Très rapidement le champ des savoirs s’élargit pour englober les connaissances politiques permettant à la Monarchie hispanique de maîtriser et de gouverner ses territoires.

Pour comprendre la mise en place de ces mécanismes, il est impératif d’étudier comment le conseil des Indes recueille les informations nécessaires à ses tâches de gouvernement (spécialement son pouvoir de nomination). Pour ce faire, j’ai opté pour un « jeu d’échelles », partir d’un acteur secondaire pour éclairer la mécanique impériale : la biographie de Juan Díez de la Calle (1599-1662), commis du secrétariat de cette institution, m’a permis d’analyser les modes de circulation et de production dans un espace politique marqué par les discontinuités et l’hétérogénéité culturelle et sociale. Rappelons, en effet, que les dimensions de l’empire sont considérables : la Monarchie catholique s’étend de la péninsule Ibérique au Chili en passant par Mexico, Lima, Potosí, la Floride, la Californie, le Rio de la Plata ou les Philippines en Asie du Sud-est. L’ensemble est donc très fortement conditionné par la distance et les temps de communication entre les différentes parties : il faut souvent des mois, voire des années pour transmettre une lettre d’un point à un autre, sans compter les aléas de la navigation.

Créé en 1524, le conseil des Indes est chargé d’accomplir « ce que Nous ordonnons et ordonnerons pour le bon gouvernement de nos Indes, et administration de la justice ». En somme, tout ce qui concerne les Indes occidentales — c.-à-d. l’Amérique espagnole et les Philippines — passe par ce conseil sis dans le palais royal de Madrid. Autour de huit, les conseillers sont presque exclusivement des juristes. Ils sont assistés de deux secrétaires et d’une vingtaine d’employés.

Dans ce contexte, ma recherche pose la question suivante : comment un commis construit-il depuis Madrid une représentation des espaces américains et philippins sans jamais avoir foulé le sol du Nouveau Monde ? Le choix de Díez de la Calle prend ici tout son sens. Agent subalterne du conseil des Indes qui, suivant l’expression de l’époque, manie les papiers, il est aussi l’auteur vers 1640 de plusieurs Memoriales qu’il intitule Noticias Sacras y Reales de los dos imperios de la Nueva España y el Perú. Conservés à la Bibliothèque nationale d’Espagne avec leurs brouillons, ces écrits constituent autant d’outils pratiques de gouvernement que d’œuvres teintées d’impérialisme, recensant et listant les employés civils et ecclésiastiques de la Couronne aux Indes occidentales.

CC Wikipedia Commons Bourrichon

CC Wikipedia Commons Bourrichon – Carte de l’Union Ibérique 1580-1640

Un gratte-papier au cœur de la monarchie

CC Pixabay OpenClipartVectors

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Employé de 1624 à 1662 au Conseil des Indes, Juan Díez de la Calle réussit à s’immiscer dans le petit monde des experts des Indes occidentales. Sa biographie nous montre que la famille est l’institution reine à cette époque : elle sert d’intégrateur, de régulateur et même de centre de formation. Elle suit en cela les prescriptions de la Couronne qui favorisent et encouragent les pratiques d’endogamie et de reproduction professionnelle. Díez de la Calle travaille successivement avec son beau-père, son beau-frère puis son fils et ses neveux. C’est au long de cette carrière au contact des papiers venus d’outre-mer qu’il acquiert un savoir-faire dans la gestion des affaires américaines et une connaissance pratique du gouvernement espagnol en Amérique. À Madrid, notre commis s’inscrit dans une véritable géographie de la sollicitation. Et malgré son statut de modeste scribouillard, il n’en joue pas moins un rôle de courroie de transmission dans la circulation des savoirs entre les hautes autorités madrilènes et les agents américains.

L’analyse des lettres adressées à Díez de la Calle constitue un point essentiel de ma recherche sur ce sujet. La plupart des missives sont divisées en deux parties. Dans la première partie, l’expéditeur s’adresse plus ou moins cordialement au commis en évoquant les dernières nouvelles et en formulant des demandes (de promotion pour certains) ; la seconde partie fournit une description d’un territoire (l’archipel des Philippines, les mines du Honduras), d’un événement (le tremblement de terre à Cuzco), une relation d’une institution (la cathédrale de Mexico) ou d’une circonscription ecclésiastique (l’île et le diocèse de Porto Rico, les missions du nord de la Nouvelle Espagne), ou encore une liste de miracles et d’apparitions (Pérou). A côté de la correspondance, le pouvoir madrilène dispose d’une source d’un tout autre type pour connaître les territoires lointains : les livres.

Les livres, une source majeure pour connaître le Nouveau Monde

CC Pixabay DariuszSankowski

CC Pixabay DariuszSankowski

On ne saurait trop insister sur le fait que l’Époque moderne commence avec l’invention de l’imprimerie et la découverte du Nouveau Monde. La Cour est donc un centre de production intellectuelle : de nombreux ouvrages sur l’Amérique y sont imprimés ou vendus, ces deux créations se nourrissant rapidement l’une l’autre tant les publications sur ces territoires inconnus excitent la curiosité de l’élite européenne.

Pour ses Noticias Sacras y Reales, Díez de la Calle réussit à réunir un corpus documentaire assez exhaustif composé d’outils efficaces comme les Lois des Indes occidentales compilées par Solórzano et León Pinelo. Surtout, une dizaine d’ouvrages constitue les références quotidiennes du commis : les Tablas de Claudio Clemente, la Descripción d’Herrera, des atlas, les Sumarios. Ces livres sont pour certains anciens, mais fournissent la grille de lecture de l’espace américain de Díez de la Calle : l’auteur les cite systématiquement, alors même qu’il dispose aussi d’ouvrages récents et de manuscrits inédits.

Par ailleurs, il est à noter que les savoirs livresques disponibles à Madrid ne couvrent pas l’ensemble des territoires américains : les grands centres urbains font logiquement l’objet de nombreuses descriptions, mais aussi les espaces de frontières qui frappent les imaginaires (le Chili en guerre, les missions jésuites du Paraguay ou du Mexique septentrional, les Philippines…). En effet, le territoire est d’abord un espace représenté, en premier lieu pour être approprié ou colonisé.

Les représentations de l’espace : entre quantitatif et qualitatif

L’œuvre de Díez de la Calle est une formidable illustration des instruments du pouvoir monarchique en Amérique dans le contexte post-conquista du XVIIe siècle. D’une part, elle est le fruit des besoins d’un commis du conseil des Indes dans son labeur quotidien. D’autre part, sa vision est exempte de longues démonstrations théoriques, juridiques ou théologiques sur le Nouveau Monde. L’œuvre du commis est ainsi à la croisée de plusieurs genres et reflète, à sa manière, les modes de représentation « habituelle » de l’espace américain au Conseil des Indes.

CC Wikimedia Commons

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Pour comprendre cette représentation et la manière d’envisager l’espace, j’ai tenté de m’approcher au maximum du texte des Noticias Sacras y Reales. Premièrement, j’ai cherché à saisir le poids des cartes dans la représentation : combien étaient citées, lesquelles, à propos de quelles régions et de quelles façons Díez de la Calle y fait référence. Constatant que la carte n’est pas un outil privilégié, je me suis intéressé à l’usage des listes et des itinéraires, qui rend davantage compte de la manière dont le commis se représente l’espace. Dans la même optique, j’ai relevé les formes de description et d’organisation de l’espace : la forme des chapitres, la division du territoire en parties et sous-parties, les évocations de la traversée et de l’éloignement transatlantique, les distances entre les lieux (leur exactitude), etc.

Deuxièmement, j’ai tenté de comprendre les centres d’intérêt du commis, c’est-à-dire les thèmes évoqués et privilégiés dans son œuvre : la démographie, l’économie, les finances. J’ai relevé les éléments qui fournissent le corps de la représentation de l’espace de Díez de la Calle : d’une part, la vision impériale fondée sur un réseau de villes, des frontières à défendre et un ensemble pléthorique d’agents au service de la Couronne ; d’autre part, la formulation d’un espace sacré avec l’affirmation réitérée du Patronage royal (fondation d’églises et de couvents ainsi que nomination et rétribution des ecclésiastiques) et un recensement des miracles.

Voici (rapidement) présentées les méthodes de l’analyse historique appliquée à la vie et l’œuvre d’un personnage de second plan de l’Empire espagnol au XVIIe siècle. Elles offrent la possibilité d’écrire une  histoire sociale avec la reconstitution du parcours et de l’entourage socioprofessionnel du commis Juan Díez de la Calle ; mais aussi une histoire des pratiques administratives d’Ancien Régime, tout autant qu’une histoire culturelle de la description des Indes occidentales grâce à l’analyse de l’œuvre et des sources disponibles au Conseil des Indes ; une histoire des représentations enfin, avec l’étude précise des Noticias Sacras y Reales, description à la fois administrative, ecclésiastique et territoriale des Indes occidentales au service de la Monarchie catholique. Le tout donne à voir une histoire politique des empires et du gouvernement à distance.

  • Brendecke A., 2012, Imperio e información : funciones del saber en el dominio colonial español, Madrid : Iberoamericana.
  • Castelnau-L’Estoile C. de, Regourd F.,2005, Connaissances et pouvoirs : les espaces impériaux, XVIe-XVIIIe siècles, France, Espagne, Portugal, Pessac : Presses universitaires de Bordeaux.
  • Gaudin G., 2014, « La démesure des listes du Conseil des Indes au xviie siècle », Mélanges de la Casa de Velázquez. Nouvelle série,no 44‑2, p. 83‑103.
  • Gaudin G., Valenzuela Márquez J., 2015, « Empires ibériques : de la péninsule au global », Diasporas. Circulations, migrations, histoire, no 25, p. 13‑24.
  • Berthe J.-P.,  Calvo T. (dir.), 2011, Administración e imperio : el peso de la monarquía hispana en sus indias (1631-1648), Zamora : El Colegio de Michoacán.
CC Patrick Mignard pour Mondes Sociaux

CC Patrick Mignard pour Mondes Sociaux

Crédits images à la Une : CC Wikimedia Commons Alonso Sánchez Coello


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